Faut-il prêter ses livres ?
A l’heure où l’on s’inquiète du piratage des livres numériques et du partage sans limite de l’œuvre de l’écrivain, mon esprit bouillonne et je ne sais plus où donner de la tête. Si, en tant qu’auteur et actrice de l’édition, je ne peux que prendre part à cette crainte, je me demande tout de même si le numérique est bien la source du problème.

Une initiative m’avait déjà fait tiquer : celle du bookcrossing. Son concept ? Vous avez lu un livre et il vous a plu. Comme vous avez envie de le partager, vous le laissez dans un lieu public, en libre circulation, pour que quelqu’un d’autre puisse le lire aussi. La personne le lira et le laissera à son tour. Le tout est organisé par un site Web qui en explique les modalités, les mentions à noter, et vous pouvez suivre le voyage de votre livre. Ce partage de la culture, cette lecture gratuite, je ne peux que m’en réjouir. Pourtant, quelque chose me chiffonne. Et l’auteur là-dedans ?

Au salon du livre de Paris, édition 2015, une autre initiative, dans le même esprit de partage gratuit, m’a interrogée. Boox up propose d’enregistrer chez soi ses livres (en scannant le code barre), de créer sa bibliothèque personnelle et de donner gratuitement accès à ses livres. On se donne rendez-vous où l’on veut et on échange. Idem, l’idée me plaît : partager ses lectures, créer du lien, faire des rencontres autour de la littérature, que pourrais-je reprocher à cette initiative ? Et pourtant, en tant qu’auteur, il y a quelque chose qui me dérange. Si, avec le bookcrossing, on laisse le hasard décider de notre lecture, avec Boox up, on emprunte gratuitement et sans limite l’œuvre de son choix. L’aspect illimité est, j’en conviens, discutable : il dépend du bon vouloir du propriétaire du livre, de la dégradation matérielle de l’objet, des distances pour se procurer sa lecture, etc.
Prêter son livre : un piratage ?
Si ce n’est l’échelle et ce bémol, je ne vois pas une grande différence avec le piratage sur Internet. En ligne, les internautes mettent à disposition ce qu’ils ont déjà acheté. Est-ce le nombre de partages possible qui fait la différence et dit l’acceptabilité de l’un et non de l’autre ? La différence vient-elle du fait qu’en ligne, l’objet est dupliqué alors qu’un prêt manuel ne donne l’accès à l’œuvre que pendant un temps limité ? D’où cette autre interrogation : quelle doit être la base à la rémunération de l’auteur : le nombre d’objets livres vendus ou le nombre de consultations ? Certes, un droit d’auteur au prorata de lectures paraît aussi irréel qu’impossible, mais pourquoi ne pas l’imaginer ?
Il est vrai, et indéniable, que si prêter un livre est le début du piratage, nous sommes tous des pirates. Moi la première ! Quand des amis viennent et voient ma bibliothèque, il n’est pas rare qu’ils m’empruntent un livre. De même, j’emprunte souvent des livres. Alors, suis-je pirate ?
Et l’accès à la culture ?
Echanger sur ses lectures, se cultiver, apprendre, tout cela ne devrait pas être affaire d’argent. Argument imparable. Mais pourtant, le respect du travail de l’autre est nécessaire. Et ce respect passe par une juste rémunération. L’artiste n’est pas un être éthéré qui vivrait d’inspiration et d’eau fraîche : il a besoin que son travail le fasse vivre. Bien qu’il soit rare qu’un auteur vive de sa plume, on ne peut pas partir de ce constat pour supprimer sa rémunération. Si un auteur n’écrit pas un livre pour gagner de l’argent, il effectue indéniablement un travail. Il ne peut se contenter de la seule gloire de savoir son livre lu, argument que j’ai trop souvent entendu : « Il a son livre, c’est déjà énorme ! » « L’important, c’est que le livre soit lu, le reste, on s’en fiche ! » Cela excuse des pratiques éditoriales discutables et soulage la conscience des amateurs de culture peu scrupuleux. De plus, si l’on ne rétribue pas justement les acteurs de la culture, pourront-ils continuer à exercer ? Pas sûr.

Il ne faut pas oublier qu’un livre fait vivre plusieurs corps de métiers, et qu’il n’est pas question seulement de l’auteur et de son lecteur. L’auteur écrit un livre et va, pour cela, être rémunéré en droits d’auteurs : en moyenne théorique (optimiste), 10 % du prix de vente du livre. Un éditeur va faire le choix de publier son livre, mais il ne va pas l’éditer tel quel. Souvent, il retravaillera le texte avec l’auteur, fera des corrections, se chargera de la mise en page et de la création de la couverture. Il s’occupera aussi de la communication autour du livre une fois celui-ci sorti. L’imprimeur transformera les fichiers en objet livre. Ensuite, les commerciaux diffuseront le livre auprès des libraires et points de vente du livre, qui se feront livrer par un distributeur. Les libraires disposeront les livres dans leur magasin et les conseilleront aux lecteurs potentiels. Les bibliothèques se fourniront auprès des libraires. Et là, enfin, le lecteur aura accès au livre, en achat ou en prêt. Cela signifie donc qu’un auteur qui écrit un texte fait travailler : un éditeur, un correcteur, un maquettiste, un imprimeur, un attaché de presse, un commercial, un transporteur, des libraires et des bibliothécaires. Parfois aussi, un autre marché prend le relai : celui de l’occasion. Cela donnerait presque le vertige, toute cette responsabilité !
C’est un best-seller, il gagne déjà suffisamment !
« Il », c’est, au choix, l’auteur ou l’éditeur. Combien de fois ai-je entendu cette réplique pour justifier un piratage ? Pirater 50 nuances de Grey serait moins grave que de s’emparer illégalement d’un premier roman aussi confidentiel que prometteur. Pourtant, l’éditeur de ce livre, JC Lattès, pour conserver cet exemple, publie aussi des ouvrages exigeants et de qualité, financés pour une partie par la manne du mum porn tendance. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’un livre rentable permet de payer la production d’autres livres, moins ou pas du tout rentables, de fond et de qualité. Quand une maison d’édition fait un gros coup avec un auteur, c’est un budget plus important qui se dégage pour valoriser la création d’autres auteurs et projets éditoriaux.
Comment conjuguer partage de la connaissance et respect de la chaîne du livre ?
En bibliothèque, la lecture multiple du livre est rémunérée. Si le livre est payé à son prix unique une seule fois, les registres de prêts permettent aux bibliothécaires de faire remonter ces informations à un organisme, la SOFIA, qui redistribue ensuite aux auteurs une somme pour ces lectures n’ayant pas fait l’objet d’un livre acheté. Si cela est possible en bibliothèque, cela a pour limite le temps dont disposent les employés et leur organisation.
Qu’en serait-il pour le prêt entre particuliers ? Un travail d’étudiant, présenté en 2011, avait retenu toute mon attention. En effet, il incluait dans le prêt entre particuliers la bibliothèque et le libraire. Intitulé Ex-libris, il imaginait un service en ligne où le lecteur pourrait proposer au prêt ses livres. Le service serait proposé en complément des bibliothèques, qui joueraient un rôle d’intermédiaire. Le lecteur emprunteur ferait une demande au possesseur, avec comme possible point de relai la librairie locale. Dans cette librairie, un espace dédié, et la vente de livres-fantômes : de faux-livres à disposer dans sa bibliothèque en attendant le retour de celui prêté, permettant aussi de noter le nom de l'emprunteur. Le libraire y trouverait son compte : visites dans son magasin, lien, connaissance des attentes des lecteurs, vente des livres-fantômes. Un projet, resté projet, plus que convaincant.
Mais l’auteur alors, il travaille pour la gloire ?
Quelles seraient les solutions possibles ? La question est épineuse. Peut-être pourrait-on penser, pour les services en ligne, comme Boox up, à un abonnement comme en bibliothèque. A charge pour l’entreprise de reverser les sommes collectées et la liste des livres échangés ?
Pour le reste, j’avoue ne pas percevoir de solution. Peut-être simplement l’éducation au respect du travail de chacun ? Expliquer qu’un auteur travaille et qu’un simple objet livre rémunère tout un secteur culturel ? Expliquer qu’assouvir sa passion ou réaliser un rêve ne doit pas priver d’une juste rétribution ?
Quelques références :
- Projet Ex-Libris : Le livre entre bien commun et propriété, Ébauche d’un projet culturel glocal, par Adrien Demay. Son site actuel : http://www.design-territoire-alternatives.fr
- Boox up : http://www.booxup.com/
- Bookcrossing : http://www.bookcrossing.com/
- Actualitté : https://www.actualitte.com/applications/partager-ses-livres-papier-booxup-le-airbnb-des-bibliotheques-55913.htm
- http://www.graphiline.com/article/20114/Les-15-chiffres-du-secteur-de-l-edition?utm_source=Graphiline-Hebdo&utm_medium=email&utm_campaign=newsletter&utm_content=lien-article-texte